19 juillet 2017

La magie, à nouveau…



Concert d’ouverture du 42e festival de jazz de Souillac, 17 juillet 2017, Pinsac, Romain Vuillemin Quartet


La magie, à nouveau…
Pinsac et le festival, c’est un peu une histoire d’amour où le jazz susurre à l’oreille de son public : « on se retrouve après le 14 juillet, lundi soir, à 21 heures, tu sais… au pied de l’église… je t’attendrai. » Et c’est un rendez-vous que personne ne manque. Chaque année, les amoureux sont toujours plus nombreux. Hier soir après une journée chauffée à blanc par un soleil impitoyable, nous avons renoué avec ce rituel porté cette année par un vigoureux quartet, celui de Romain Vuillemin. Quatre jeunes garçons dans le vent - une brise légère s’est levée en effet, caressant le visage et nous réveillant de notre torpeur. Deux guitares, une contrebasse et un violon qui vont nous entraîner dans les pas de Django, Grappelli et de leurs talentueux héritiers .
Deux images : la première, ferroviaire… Avec la contrebasse et la guitare rythmique, nous avons une loco de choix : énergie, tempo immuable, binôme qui inlassablement alimente le foyer. Le lead guitare en chef de train : lui, donne la direction, instille la mélodie et déploie, déroule un tapis harmonique et rythmique à notre voyageur de première classe qu’est le violon, fantasque, taquin, charmeur incisif.
La seconde image pourrait illustrer ce qui se passe lorsque ces jeunes gens foulent le plancher de la scène. Non, ils ne sont pas là seulement pour « jouer » ou « interpréter ». Ils sont résolument entrés dans une arène car ces instruments, il va falloir les mater, les dompter. Voyez la pince puissante d’Édouard le contrebassiste, qui lui permet de décocher les fondamentales comme autant de traits. Rémi est « à la pompe », geste immuable et inépuisable qui assure une trame harmonique sans faille. Que dire de la mélodie distillée par Romain, pure et métallique - c’est cela aussi le son « manouche », mélodie imprimée par des doigts d’airain. Le violon de Guillaume, soit joué à l’archet ou en pizzicati (cordes pincées avec  les doigts) redouble la mélodie, offre un contrepoint solide à la guitare, ondoie et glisse sous un archet à la fois tendre et furieux. Il aura fallu les deux premiers morceaux pour que la machine acquière sa vitesse de croisière. La nuit nous a rejoints : le quartet ne nous lâchera plus.
Romain nous propose un standard de Django. Question : « à trois ou à quatre temps ? » Qu’à cela ne tienne, ils vont alterner entre un balancement élégant et un quatre temps mordant et endiablé permettant toutes les audaces. Déjà la technique est en place et la virtuosité illumine la scène. Le quartet  poursuit avec un autre standard que Romain nous conte d’une voix chaude, grave et sans effet. Le chorus de violon qui s’ensuivra est somptueux ; il est vrai que l’accompagnement rythmique puissant autorise toutes les nuances. Le cinquième morceau réserve bien des surprises ! Surtout à nos artistes qui échangent des regards mi-affolés, mi-amusés. Iront-ils jusqu’au bout à cette allure ? Question que le public partage. Ce sera chose faite ; la Très Grande Virtuosité s’arrêtera à Pinsac sans encombre. Alternance de tempos oblige, le violon de Guillaume va nous « parler d’amour », nous « dire des choses tendres », cette fameuse pièce de 1938 interprétée par Lucienne Boyer. Mention spéciale pour un magnifique chorus en pizzicati au violon.
Nous quitterons alors notre beau pays pour l’Est et ses rythmes envoûtants ; l’ambiance est détendue. Romain en profite pour nous dire sa profonde amitié pour Guillaume et leur complicité musicale : les deux compères l’illustrent aussitôt par un dialogue fourni entre violon et guitare sous forme de 4/4, c’est-à-dire de sections de quatre mesures jouées alternativement par chaque instrument.
La nuit à présent profonde sied parfaitement à l’intro contrebasse d’Édouard qui semble vouloir « raccompagner sa chérie chez elle ». « Walking My Baby Back Home » tel est en effet le titre du morceau suivant. Le swing présent depuis le début du concert ne se dément pas et trouvera son apothéose dans le dernier morceau clôturant le premier set.
À la reprise s’enchaîneront dans la bonne humeur et dans les chausse-trappes facétieuses que se tendent nos brillants instrumentistes, de grands classiques comme : « Swing 41 » de Django, «Sometimes I wonder Why I Sang » de Karmickael (1930), « Topsy » de Count Basie (1930), un « Tea For Two » délicieux et doux à souhait en duo violon guitare rejoints dans les dernières mesures par la rythmique. Un « Three Little Words » très rapide que Guillaume refusera de jouer ( il en est ainsi de ces morceaux que l’on a trop travaillés !!) Caprice de star ! une plaisanterie bien sûr ! Les quatre garçons nous ravissent ensuite d’un superbe mouvement, à 3 temps, délicat et posé. Suivent les incontournables : « Body And Soul » chanté et joué par Romain, savamment déstructuré avant de retrouver sa forme initiale dans une belle unité d’orchestre. « Nuages » …que nous voudrions ne voir jamais s’éloigner tellement violon et guitares magnifient le standard de Django. « Minor Swing », encore un tempo ensorcelant qui aura raison de la corde de ré du guitariste. Romain semble bien parti pour porter l’estocade avec seulement cinq cordes comme Paganini le fit en son temps lors d’un concert mémorable sur un violon à trois cordes !

L’homme est généreux et veut rendre à sa guitare la dignité qui sied aux circonstances ; supporté par ses amis qui, changeant de style s’engagent dans un groove lourd très rock entamé par Rémi le guitariste rythmique, il réussit en un temps record à rhabiller sa belle et rejoint comme par magie, au détour d’une mesure de passage, le swing mineur interprété, il faut bien le dire, par un quartet majeur !
L’heure est venue pour nos amis de se retirer ; ils n’iront pas loin, tant le public en liesse est impatient de les revoir. Romain propose alors : « After you’ve Gone », autre standard, morceau de bravoure du jazz manouche, composé en 1918 par Layton. Chanté d’abord sur un rythme très lent, très groovy, il est doublé ensuite (le tempo est multiplié par 2) ; la vitesse d’exécution est impressionnante et la partition permet des retours à des lentos bluesies. « Les Yeux Noirs » viendront parachever le travail d’orfèvre de nos artistes, l’élégance du violon répondant toujours à la virtuosité de Romain .
Le public nombreux a quitté à regret la petite place de l’église qui résonnait de toutes ces belles mélodies et vibrait encore de l’énergie et de la belle générosité de ces «  4 garçons dans le vent ». Si la guitare « manouche » avait forme humaine, elle aurait sûrement un corps sec, musclé, noueux, un visage buriné marqué par l’effort, avec dans ses yeux noirs un regard empli tout à la fois d’une énergie et d’une tendresse infinie.
Jean-Pierre Kuntz