26 juillet 2015

Jazzettes

Les 8 jazzettes du festival (incluant celle non-imprimée du dimanche 27) en PDF sont en ligne
Bonne lecture !

25 juillet 2015

Kenny Garrett: La musique est plus grande que nous tous


Vous avez reçu un doctorat honorifique du Berklee College of Music, l’une des écoles de musique les plus prestigieuses des États-Unis. Vous avez dit que de plus en plus de jeunes musiciens étudient la musique dans une école professionnelle, et qu’ils apprennent de façon différente. Quel en est l’effet sur leur musique, et quelle différence avec la façon dont vous avez appris ?
J’ai appris selon la tradition africaine : l’information était transmise de génération en génération. Vous étudiiez avec quelqu’un et vous suiviez ainsi votre chemin. De nos jours, par contre, c’est le big business qui forme une énorme communauté. Les musiciens acquièrent plus d’informations, mais ils ne l’apprennent pas de leurs aînés. J’ai eu la grande chance d’être arrivé à la scène avec Freddie Hubbard, Woody Shaw, Cootie Williams… On ne peut pas mieux apprendre ! J’ai joué cinq ans et demi à côté de Miles Davis, j’ai appris cette langue chaque nuit. Aucune université ne peut m’apprendre ça ! C’est tout simplement différent.
Vous avez fait plusieurs tournées mondiales, et vous avez dit que la musique se perçoit de façon différente selon les pays. Est-ce que les publics français et américain réagissent différemment à votre musique ?
Tout d’abord, je pense que les Français aiment la vie, et ils sont à la recherche d’une grande fête. Quand on a joué au Parc Floral à Paris, nous avons terminé par Happy People  et il y a eu un rappel de 45 minutes, c’était fou ! Et la fois suivante, il y avait des agents de sécurité qui se mettaient devant la scène, comme si c’était un concert de rock. Les Français aiment bien s’amuser ; ils regardent la vie différemment. Aux USA, nous travaillons dur, nous gagnons de l’argent, mais nous ne pouvons en profiter que quand nous sommes plus vieux.  Avant, quand j’étais plus jeune et que je voyageais, il me suffisait d’aller directement de l’avion à l’hôtel, tant j’étais content d’être dans un nouveau pays. Maintenant, par contre, quand je voyage en France, je prends le train, ou le bus. Je veux tout absorber, tout comprendre.
Vous avez dû entendre beaucoup de jazz français au fil des années et des tournées ici. Qu’en pensez-vous, et que pensez-vous surtout de la différence entre le jazz français d’aujourd’hui, et le jazz français d’il y a cinquante ans ?
Les jazzmen français me semblent plus ouverts maintenant avec leur jazz à eux ; ils essaient beaucoup de choses différentes. Cependant, s’agissant du jazz américain, qu’ils ont pu étudier à de nombreuses occasions, je pense que la génération française actuelle l’interprète de façon plus traditionnelle. Dans le passé, seuls les musiciens américains parcouraient le monde avec leur jazz ; maintenant, chaque pays – le Japon, la Corée -- a ses propres jazzmen. C’est exactement comme le basketball : auparavant c’était le basket américain, mais aujourd’hui plusieurs pays ont leurs propres joueurs de basket qui voyagent et qui échangent avec leurs homologues américains. Dans les pays scandinaves, ça s’est passé autrement. Au Danemark, ils ont pu développer le jazz plus tôt, car il y avait tout une série de jazzmen américains qui vivaient à Copenhague, tels Dexter Gordon ou Thad Jones. En Norvège, par contre, un pays encore plus éloigné, les jazzmen américains ne sont arrivés que relativement tard. C’est vrai que les Norvégiens ont leur Jan Garbarek, influencé bien sûr par Coltrane, mais Garbarek l’interprète différemment.
Permettez-moi maintenant de vous poser quelques questions plutôt personnelles. Vous avez parlé de l’impact de l’adversité sur la musique de Coltrane. Avez-vous  vous aussi connu des malheurs ? Dans l’affirmative, comment est-ce qu’ils ont influencé votre propre musique ?
En fait, ce que je joue, je l’écris à propos de mes expériences. Mes thèmes ne sont en réalité que des expériences musicales. Ce n’est pas comme Coltrane et les autres, car ils ont dû faire face à leurs propres luttes. Mais ça ne veut pas dire pour autant que nous ne soyons pas, nous non plus, confrontés à des luttes ; simplement, ce ne sont pas les mêmes luttes. Alors je joue, je voyage, j’introduis des thèmes d’un point de vue musical. Il m’arrive de les introduire d’un point de vue social également, mais principalement musical.
Que dites-vous de votre expérience de jeune homme noir aux USA, et de votre expérience actuelle – non seulement en tant que l’un des musiciens noirs américains les plus célèbres, mais comme Noir américain célèbre tout court ?
Je ne l’ai jamais considéré dans cette optique-là. Je n’ai jamais pensé à la question noire, ni que j’étais célèbre.
Vous êtes vraiment très modeste ! Tout ce que je voulais faire, c’était de pouvoir jouer cette musique. Je voulais que mes aînés puissent être fiers. Quand je pense que je suis porté sur les épaules d’un Coltrane, d’un Sonny Rollins ou d’un Charlie Parker… Au bout d’un certains temps, je pense avoir appris que la musique est plus grande que nous tous. Un moment est arrivé où je l’ai compris, et je suis tout simplement heureux de pouvoir jouer de la musique et d’offrir quelque chose. Qu’elle ressemble ou non à la musique de mes ancêtres.
Cependant, plusieurs des musiciens noirs américains les plus grands se sont intéressés à la politique, ou ont considéré leur musique en tant que véhicule politique, comme par exemple pour le mouvement des droits civiques, le mouvement contre la guerre au Vietnam ou la fierté noire. Vous identifiez-vous à eux ?
J’ai fait un disque intitulé « Black Hope » (L’espoir noir), alors bien sûr j’en suis partie prenante. Je parcours le monde, j’absorbe tout. Mais quand je voyage, c’est ça mon monde. Je rentre aux tats-Unis, et j’y reste pour peu de temps, mais c’est sûr que je suis conscient de ce qui se passe là-bas. Simplement, je ne le vois pas de la même façon ; j’essaie de l’interpréter différemment. Dans mon dernier disque, Pushing the World Away, il y a une déclaration… une déclaration différente, mais une déclaration tout de même. Simplement, mes déclarations ne semblent pas relever de la politique. En fin de compte, nous sommes tous à la recherche de la même chose. Et c’est vrai que tout est différent pour la génération actuelle.
Est-ce une question trop indiscrète que de demander votre avis sur les relations raciales aux USA ?
 J’y fais face, et tous les jours. Mais ce n’est pas nouveau ; cette question-là existe depuis toujours. Simplement, avec les réseaux sociaux maintenant, je pense que de plus en plus de gens en prennent conscience.
Pourquoi avez-vous choisi de vous produire au Festival de jazz de Souillac ? Je pense plutôt que c’est lui qui m’a choisi ! Et puis, il n’y pas que ça, il y a également le fait que je suis un messager, et je veux absolument avoir l’occasion de voyager à travers le monde, la France comprise. Je veux pouvoir emmener la musique aux gens, leur laisser l’entendre et en faire l’expérience.

Propos recueillis et traduits par Erica
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15 juillet 2015

Quand le jazz a rencontré Souillac, j'étais témoin ...



Grâce à plusieurs entretiens avec les personnes qui ont été là à l’origine, nous pouvons en savoir plus sur la naissance du festival. Plusieurs événements préalables ont contribué à son apparition à Souillac : un concert du Swing Machine qui avait eu lieu en 1975 dans le cadre des Journées musicales et qui avait bien marché ; une conférence de Sim Copans sur le jazz, organisée par le club UNESCO en 1975, qui avait eu également du succès ; la volonté du syndicat d’initiative de créer un événement culturel à Souillac ; le soutien de l’association pour l’Animation du Haut-Quercy et celui de la municipalité. Et il a été fondé surtout grâce à beaucoup de bonnes volontés et d’enthousiasme. Nous comprenons comment Sim Copans a été sollicité et quelle était sa légitimité. Nous pouvons lire des témoignages sur des panneaux dans l’exposition rétrospective « 40 ans de Souillac en jazz » : « C’était en 1975 et c’est parti du syndicat d’initiative. J’étais dans la commission ‘‘ animation culturelle ‘‘. On s’est demandé ce qu’on pouvait faire pour animer Souillac» raconte Jean-Pierre Rohic ; ce que confirme René Beigné :   « Un jour, Jean-Pierre Rohic est venu me voir et m’a dit : ‘’On devrait faire un festival de jazz’’. J’en ai parlé à René Yronde, on est allé voir le maire. On a pris la balle au bond sans savoir où on allait », raconte René Beigné. La participation de l’Animation du Haut-Quercy est développée par Patrick Cazals : « Auparavant, nous organisions des «Journées musicales» en collaboration avec le Syndicat d’initiative. En juin 1975, le Swing Machine de Jean-Pierre Rodrigo a joué sous la halle. Ce sont sans doute ces Journées qui ont déclenché l’envie de faire quelque chose de plus conséquent parce que le concert sous la halle avait eu beaucoup de succès. Les deux premières années, l’Animation du Haut-Quercy a apporté des éléments techniques. » Et la mise en place s’est faite progressivement : « Au début, il n’y avait pas de concept, ça s’est fait petit à petit. Assez rapidement on s’est dit : ‘’Le premier soir il faut que ce soit des locaux ensuite des Français et ensuite des Américains.’’ Nous voulions un festival populaire », se rappelle Jacques Pivaudran. 

Le Swing Machine revient le 21 juillet 2015 et son leader, Jean-Pierre Rodrigo, évoque avec beaucoup d’émotion ses participations successives au festival : « Je me souviens d’être venu jouer à la première soirée du premier festival. Et j’étais venu en juin de l’année précédente jouer sous la halle avec le Swing Machine dans le cadre des Journées Musicales. Je suis revenu plusieurs fois et, en 1984, nous avons formé le Jazz Lot Orchestra qui n’a existé qu’une seule fois. »


L’histoire du festival ne se limite pas à sa création ; des récits de bénévoles, anciens ou toujours à l’œuvre, expliquent, chacun à sa manière comment ce festival a pu atteindre une telle longévité. Ils seront exposés salle Saint-Martin, sous le Beffroi du 19 au 25 juillet.
Marie-Françoise

14 juillet 2015

« Nous voulons offrir un moment de partage »



Bluemary Swing est une formation corrézienne qui s’est constituée autour de la saxophoniste chanteuse Marie Lestrade. Elle ouvre le festival par un concert à Pinsac. Voici ce qu’en dit Marie, quelques jours avant le jour J.

L'harmonica n'est pas un instrument très banal dans les formations jazz.
Oui surtout s’il est diatonique, Toots Thielemans et beaucoup d’harmonicistes jouent du chromatique dans le jazz ; très peu jouent du diatonique. En principe les musiciens qui jouent de l’harmonica sont très blues, et Michel aussi est très blues. Il a une telle musicalité et une telle poésie que tout passe.

Qu’apporte Michel Herblin?
C’est un poète, on  l’appelle le sculpteur de courants d’air. C’est un pur bonheur de jouer avec lui.
Dans le diatonique, il n’y a pas d’altérations entre les notes, alors Michel les fabrique avec la gorge, il fait des overblows ; il a trouvé une technique pour sortir de sons  improbables. Michel Herblin est une pointure sur le plan international. Il produit des sons très inattendus qui font vibrer. En outre, il est rempli de sensibilité et de travail. Il est très courageux et nous sommes sur la même longueur d’ondes quand nous travaillons.

Est-ce que vous êtes amenés à modifier des arrangements en raison de cet instrument original, l’harmonica ?
Je ne sais pas comment expliquer : avec Michel Herblin, c’est presque de la « télépathie ». Nous jouerons à Pinsac certaines de ses compositions. Cependant il a du mal à exprimer aux musiciens avec des mots ce qu’il veut ; alors c’est plus une atmosphère, une ambiance. On peut imaginer qu’on a un bac à sable, qu’on est plusieurs gamins dedans avec nos pelles et nos seaux et que nous construisons le même château. Nous ne nous servons pas de la musique pour faire quelque chose, nous sommes au service de la musique. Quand Michel amène une composition, aucun d’entre nous n’essaie de se mettre en valeur. Nous nous attachons à ce que ce morceau soit mis en valeur. La musique de Michel Herblin est très planante et c’est vrai que moi,  je ne suis pas très planante, je suis plutôt speed, feeling ; alors oui il m’apporte un côté posé, et plus musical. Humainement il est rare de rencontrer une personne comme ça.

Quelle musique allez-vous jouer à Pinsac ? Surtout des morceaux de Michel Herblin ?
Non, nous commençons par une première partie avec des arrangements que j’ai faits sur un nouveau répertoire de valse musette. À la base les morceaux étaient joués à l’accordéon et j’ai fait des arrangements pour un quartet de jazz. Nous jouerons pendant une vingtaine de minutes ce répertoire-là pour donner un avant-goût. Michel Herblin nous rejoindra ensuite avec quatre de ses compositions puis quatre de moi et enfin une de Claude Mirandola. Si les gens sont là et qu’ils ont toujours envie, nous avons mis en place des arrangements rigolos sur des standards, un peu hard bop. Avant tout nous avons envie de proposer aux gens un moment de partage.
Nous avons énormément travaillé pour cette soirée, et nous nous sentons sur des charbons ardents.


Est-ce que vous allez chanter ?
Oui, je vais chanter trois ou quatre morceaux. Michel a une tendance à être vraiment très brillant sur les balades. Alors je vais en chanter quelques-unes, comme Summertime parce que là-dessus il explose. Pour moi, c’est une manière de le mettre en valeur ; c’est vraiment en jouant des balades qu’il est le meilleur.

Ce spectacle n'est pas dans la rue contrairement à votre précédente prestation à Souillac. Quelles sont les exigences et les bonheurs d'une scène?
Nous avons fait d’autres scènes, d’autres festivals de jazz, mais Souillac, pour nous, c’est différent. Le festival de Souillac nous tient vraiment à cœur parce qu’on vous aime bien, parce qu’on aime bien le festival, parce que les gens sont gentils.
Être sur scène pour ce festival, ça veut dire qu’on n’a pas le droit à l’erreur. Nous voulons que Souillac soit mis en valeur par ce que nous faisons, jouons. Nous voulons que les gens qui viennent écouter ce concert d’ouverture disent : «  La suite ça doit être d’enfer ! »
Notre formation est constituée de bons musiciens avec des forces individuelles qui aiment jouer ; et il faut aussi rigoler et dans le groupe, il y a une vraie solidarité.

L’ambiance à Pinsac est détendue et chaleureuse, champêtre. Nous nous réjouissons de vous redécouvrir.
Oui, le lieu est superbe et le son semble très bon ; nous allons offrir une musique accessible car pour moi le jazz est la plus savante des musiques populaires.


Propos recueillis et transcrits par Marie-Françoise, le 11 juillet 2015 photo Marie : J.P Porcherot

13 juillet 2015

Un concert, c’est la musique plus l’esprit qui est là plus la beauté et l’atmosphère



Le vendredi 24 juillet, le Moutin Factory Quintet se produira sur la place Pierre Betz. Louis Moutin parle de cette formation et de son adhésion totale au bonheur de la musique de jazz.

Une « rythmique jumelle » n’est pas banale. Pouvez-vous nous parler de votre parcours, ce qui vous a conduit l’un à la contrebasse et l’autre à la batterie ?
Chacun a été conduit à son instrument par quelque chose d’instinctif.  Moi je jouais un peu de piano mais je « sentais » déjà la batterie. Cet instrument était facile pour moi, normal, instinctif. Je ne dis pas que je n’ai pas besoin  de travailler mais on peut presque parler de l’ordre de l’acquis.
Quant à François, il jouait de la guitare et puis la contrebasse lui a fait vraiment envie. Il le dirait mieux que moi. Je sais qu’il a eu un choc quand on est allé voir le trio de Oscar Peterson à la salle Pleyel. À partir de ce jour-là,  il a vraiment voulu être contrebassiste mais il était  trop jeune. Alors il a acheté une basse électrique et il a commencé la contrebasse vers 19 ou 20 ans. Assez tard finalement,  lui comme moi, mais c’était inévitable.

Nous sommes un peu intrigués par la gémellité. Crée-t-elle une spécificité dans votre formation?
Sans doute mais je le sais surtout parce qu’on me le dit. Je le ressens aussi, c’est ancré en moi. Mais nous ne jouons pas toujours ensemble bien sûr.  Pourtant c’est évidemment très spécifique quand on joue tous les deux parce qu’il y a un passé commun et une identité gémellaire : nous avons vécu et  découvert les choses ensemble.
Est-ce que cette spécificité vous donne une certaine liberté ?
Oui, grâce à notre proximité, François et moi « sentons » très facilement : je sens très bien où il va, il n’y a pas de question, c’est instinctif. Je vais probablement prononcer souvent ce mot « instinctif » parce que c’est comme ça que je le sens, le vois et le vis. Il y a beaucoup d’instinct dans la musique qu’on fait. Mais c’est vrai aussi avec les autres musiciens et pas seulement entre nous deux, même si nous l’avons  probablement beaucoup développé ensemble.

Vous bousculez la conception courante de la rythmique. Alors que l’Atlantique vous sépare, comment travaillez-vous ? Les compositions sont les vôtres (sauf le morceau d’Ornette Coleman). Comment composez-vous ? Ensemble ?
À une époque où nous n’avions pas de formation ensemble on jouait avec beaucoup de musiciens et François est parti aux États-Unis : ce fut un tournant. Nous avons ressenti le besoin d’élargir le champ, d’avoir plus d’expériences l’un sans l’autre. Nous étions considérés comme  « la rythmique des frères Moutin » et nous avons voulu casser cette image. Et quatre ou cinq ans après, chacun a pu continuer avec la certitude qu’il pouvait exister sans l’autre. Notre  gémellité a été valorisée.
Le fait de vivre à 8 000 km n’est plus techniquement un problème aujourd’hui. Des avions, il y en a tout le temps et c’est très simple. Les communications à distance permettent de travailler presque comme si  on était dans la pièce d’à côté. Enfin, aujourd’hui c’est simple, mais en 1995 ça l’était moins. 

 
Vous composez ensemble ?
À la base, chacun compose de son côté mais il y a toujours un échange. Quand je compose un morceau et qu’il est en cours d’élaboration, je le joue à François ou je lui envoie la partition. Il réagit alors dessus et l’inverse est vrai aussi. Mais il est arrivé qu’on compose complètement ensemble.
Le fait qu’un vive aux États-Unis et l’autre en Europe n’est pas un problème, au contraire. En effet, nos groupes tournent sur les deux continents. On ne peut pas dire que le public américain soit vraiment différent du public européen mais plutôt que chaque concert est une nouvelle aventure. Mais c’est  un rêve pour nous, musiciens de jazz. Qui dit musicien de jazz, dit États-Unis parce que cette musique est née dans un contexte particulier aux États-Unis. Aujourd’hui beaucoup de musiciens européens travaillent avec des musiciens américains.
Cependant, ce qui est un peu unique dans notre démarche, c’est de faire tourner régulièrement aux États-Unis une formation de musiciens européens. Nous sommes très fiers de l’avoir amorcé et de continuer à le faire.

Vous avez donné le nom de Factory à votre formation. Bien sûr nous pensons tous à Andy Warhol. Pouvez-vous préciser cette référence ?
La référence est un peu lointaine avec l’idée de créativité collective. François et moi créons tous les morceaux et nous dirigeons la formation, notre rythmique influence beaucoup la musique mais comme ce sont des musiques dans lesquelles on improvise beaucoup, la liberté et l’apport de chacun des musiciens sont essentiels.
Pourtant, ce n’est pas vraiment comme la Factory d’Andy Warhol parce que le côté avant-gardiste n’est pas aussi marqué.

Pourquoi avoir réuni ces trois musiciens, Thomas Ehnco, Manu Codjia et Christophe Monniot autour de vous deux ? Pouvez-vous nous parler de chacun d’eux ?
Ce sont des rencontres, des envies, à l’intuition.  J’adorais depuis longtemps la musique de Manu Codjia et on s’est croisé lors d’un concert où nous jouions avec  Henri Texier. Puis lorsque nous étions en résidence à l’Opéra de Lyon, François et moi, nous avons appelé Manu Codjia et tout s’est extraordinairement bien passé. C’est une chance pour nous. Nous voulions ajouter un son de guitare mais pas n’importe lequel. La palette, la richesse dans le son, une approche comme la sienne sont rares. Il est un musicien tellement musicien, il ne fait jamais autre chose que de la musique, il ne fait pas de la performance.
Thomas Ehnco, nous l’avons rencontré parce qu’il était candidat au concours Martial Solal et nous avons eu l’occasion de jouer avec lui puisque nous accompagnions les candidats. Quand il a joué, au moment où on a improvisé, il s’est passé un déclic et François et moi nous sommes dit : «  Il est vif, il a envie de s’amuser avec la musique, il parle, il dit des choses, il n’est pas seulement un virtuose. »
Je connais Christophe Monniot depuis beaucoup plus longtemps, depuis les années 1990. Chaque fois que j’ai joué avec lui j’ai ressenti une espèce de choc parce qu’il a un grain de folie et qu’il connaît toute la tradition du jazz.
Nous avons commencé à écouter du jazz avec du « vieux jazz », celui des années 1920-1930, Louis Armstrong, Duke Ellington ; puis on l’a découvert chronologiquement jusqu’à la période actuelle quand nous étions ados. J’aime jouer avec des musiciens qui n’ont pas commencé par le be bop, qui connaissent le jazz d’avant, qui ont une palette de la musique qui ne se résume pas au jazz. C’est le cas de Christophe Monniot et il est un créatif dans l’âme.
Pour nous, l’évidence que cette équipe allait fonctionner a été immédiate. Une équipe de musiciens solidaires qui ont envie de jouer ensemble. Il en surgit d’emblée un son magnifique.

Pensez-vous qu’à l’instar de Daniel Humair, Art Blakey ou Betty Carter vous jouez un rôle à l’égard de la jeune génération ?
Ce serait prétentieux, je pense que nous nous nourrissons de la nouvelle génération comme elle se nourrit de notre musique. Nous avons embauché Baptiste Trotignon quand il était jeune mais ce n’est pas grâce à nous qu’il a fait sa carrière, c’est grâce à son talent. D’ailleurs quand je joue avec Solal ou Texier c’est moi le jeune.
J’ai beaucoup appris en jouant avec Martial Solal, mais ce n’est pas une question de génération, c’est parce qu’il est un génie.

Vous avez joué avec des pianistes exceptionnels, avec des personnalités originales et fortes : Machado, Solal, Pilc. Peut-on penser qu’il y aun fil qui vous conduit vers des pianistes ?
Mais oui, nous avons remarqué. La rythmique Moutin avec Martial Solal fonctionne très bien parce qu’il joue de manière très ouverte, avec une culture très large. Avec Solal, il est indispensable d’avoir des réflexes et  une rythmique soudée.
Pourquoi beaucoup de pianistes ? Je ne sais pas. Dans nos groupes nous avons toujours intégré un pianiste. On a envie d’entendre du piano.
Le piano est un instrument harmonique. Il a été créé pour imiter les orchestres. Je compose au piano parce que c’est simple, on voit tout, on peut jouer toutes les harmoniques et il y a une rythmique qui est là puisque le piano est aussi une percussion. Quel est le musicien de jazz qui n’a jamais joué avec un pianiste ? Mais il est vrai que nous avons joué avec beaucoup de pianistes : Jean-MarieMachado, Manuel Rochaman, Tigran Hamasyan, Antoine Hervé, Pierre de Betheman et bien sûr Martial Solal.


Lucky People  est le titre de votre album, - un beau titre -, éponyme du premier morceau. Pourquoi Lucky People ? Sun Ra parle aussi de bonheur.
Il est une chose  très étonnante : la musique est complètement abstraite, faite avec des sons et l’être humain y est sensible et il y accroche des sentiments. Quand on se plonge dans la musique, quand on la laisse nous envahir, on décroche des soucis, on se laisse embarquer dans quelque chose de plus universel et de plus central. Donc vers une forme de bonheur quand on l’écoute et quand on la pratique, n’en parlons pas. Je sais que quand je fais un concert, un rapport s’établit avec le public. Le but est que, collectivement, on s’échappe, on parte, on soit transporté dans une espèce de transe joyeuse - ou triste par moment-, dans l’émotion. Alors on s’approche un peu du bonheur.
Le spectateur ressent des émotions et  celui qui donne la musique qu’en est-il pour lui ?
Plus encore et c’est pour ça que j’ai choisi ce métier, ça devient presque addictif. On peut jouer de la musique tout seul tout seul chez soi où il y a déjà un peu de ça mais alors quand en plus on le fait pour des gens qui sont là dans une salle, qui écoutent et qui renvoient une énergie -je sais pas de quelle nature elle est mais on la sent-  ça apporte à la concentration, on est là dans une chose dont on sait qu’elle est éphémère, captée, écoutée par les autres, alors on reçoit une énergie et il se passe quelque chose d’un peu mystérieux. Quand je joue, j’ai envie de trouver cet état, une espèce de transe où on déconnecte de tout sauf de l’instant de musique. On est là, dans les sons, dans la beauté des sons, dans ce qu’ils disent et expriment, dans l’histoire qu’ils racontent. C’est absolument addictif, je pourrais plus m’en passer. J’en nourris ma vie et j’espère que ça nourrit la vie des gens qui écoutent.

Diriez-vous que votre musique est à la fois très énergique et très délicate, poétique. Quel est le secret de cette alchimie ?
C’est ce que je souhaite : l’énergie de la vie, la délicatesse des choses et la poésie. Il faut trouver le moyen de les laisser venir.  Il ne faut pas les forcer ni les chercher mais c’est là. Si on pouvait dire qu’il y a un secret ce serait ne pas le vouloir, juste le laisser venir. Alors cette énergie, cette poésie vous tombent dessus. Nous les musiciens avons l’impression de les transmettre, qu’elles sont  là comme un fluide qui coule à travers nous.

Lorsque vous étiez venus à Souillac en 1990, avec Jean-Marie Machado, vous aviez joué au Palais des Congrès. Cette année, si le ciel est avec nous, vous jouerez en plein air avec pour toile de fond les coupoles de l’abbaye romane. Est-ce qu’un lieu vous influence ?
Oui, j’ai regardé et le cadre est magnifique. Jouer dans un beau cadre influence évidemment. Le public y est sensible et renvoie une énergie déjà teintée par ce décor. Un concert, c’est la musique plus l’esprit qui est là plus la beauté et l’atmosphère, il n’y a pas que les notes.

 Propos recueillis et transcrits par Marie-Françoise, le 11 juillet 2015. photo : Ursula K


12 juillet 2015

Une musique faite de lave en fusion, de soleil, d'air et d'océans



Jeudi 23 juillet aura lieu un événement musical : Thomas de Pourquery et son Supersonic donneront vie à la musique de Sun Ra. Afin de mieux connaître ce spectacle nous lui avons posé quelques questions.
Quelle est l'origine de ce projet?  
C'est une envie de longue date de jouer la musique de Sun Ra, et de jouer avec les musiciens du Supersonic. 
Pouvez-vous nous parler de Sun Ra et de sa musique ?  
C'est la plus terrienne des musiques extra terrestres, sa musique est faite de lave en fusion, de soleil, d'air et d'océans. Sun Ra est l'univers à lui tout seul et sa musique est allée sur toutes les planètes : de la soul au free hard core en passant par les musiques ethniques, électroniques, le bebop et le doo-wop Il a inspiré des groupes phares tels que Sonic Youth ou Joy Division, au delà des frontières du jazz et de la musique elle-même. 
Vous dites souvent que votre projet s’appuie sur les morceaux de Sun Ra traités comme des standards. Pouvez-vous préciser ce que signifie « traiter des morceaux comme des standards » ?  
Je veux dire par là que les morceaux de Sun Ra que nous jouons avec Supersonic sont des chefs d'œuvre comme le sont les standards ! Nous les jouons donc simplement, les interprétant en restant nous-mêmes.

Est-ce qu’il s’agit d’une écriture particulière ? comment vous y prenez-vous pour l’écriture ?  
J'écris pour les musiciens avec lesquels je joue, pour qu'ils se régalent. C'est ma seule ambition car je crois que c'est comme cela qu'un son de groupe peut potentiellement exister : chacun doit pouvoir s'emparer du son, s'approprier la musique.
Comment et pourquoi avez-vous choisi certains morceaux dans la prolifique œuvre de Sun Ra?  
Par hasard ! Par amour ! !
Vous chantez. Pouvez-vous me parler de ces textes ? 
      Sun Ra était aussi un immense poète  
      Prêchant l'amour universel 
      Ses chansons sont un délice à prononcer 
Pouvez-vous me parler de vos musiciens ? ont-ils participé à l’écriture ? 
Frederick Galiay à la basse et Edward Perraud à la batterie forment le groupe "Big", duo de drum & bass noise improvisé dont je suis tombé amoureux il y a quelques années. Fabrice Martinez est un des plus grands virtuoses européens de la trompette, c'est un musicien extraordinaire doublé d'un homme délicieux avec lequel je rêvais de jouer depuis longtemps. Laurent Bardainne est un de mes plus vieux frères de musique avec lequel j'ai créé la fanfare punk Rigolus il y a dix ans. Laurent a un des plus beaux sons de saxophone ténor du monde, il est aussi le leader et compositeur du groupe de rock Poni Hoax. Aux piano et synthétiseurs (dans le rôle de Sun Ra donc !) il fallait trouver la personne capable de relever ce défi : il s'appelle Arnaud Roulin. Très loin de copier ou de tenter d'imiter Sun Ra, Arnaud a son univers à lui, et fait sonner ses claviers comme des anges de l'espace, c'est un véritable magicien du son, un génie musicien .
En écoutant Sun Ra, on entend des mélodies simples qui parcourent les morceaux. Est-ce à l’image de toute l’œuvre de Sun Ra ?  
Oui. Sun Ra a écrit des chansons très populaires, comme Love In Outer Space ou Dreaming, il a même écrit la bande originale d'un Walt Disney ! 
Question subsidiaire : Pensez-vous que les musiciens inspirés ont un pied sur Saturne ou sur Vénus à l’instar de Sun Ra? En quoi la musique et certains musiciens nous bousculent-ils ?  
Pour qu'une corde résonne en nous, il faut bien qu'elle soit tendue ! Je crois donc que plus on fait coexister les opposés, plus les cordes résonnent. Mais au delà de cela, la musique possède cette dimension universelle qui échappe à tous les codes et les dogmes, chacun peut être touché par tout et partout, elle est le plus grand et le moins cher psychiatre du monde.
Propos recueillis par Marie-Françoise - photos DR