13 juillet 2015

Un concert, c’est la musique plus l’esprit qui est là plus la beauté et l’atmosphère



Le vendredi 24 juillet, le Moutin Factory Quintet se produira sur la place Pierre Betz. Louis Moutin parle de cette formation et de son adhésion totale au bonheur de la musique de jazz.

Une « rythmique jumelle » n’est pas banale. Pouvez-vous nous parler de votre parcours, ce qui vous a conduit l’un à la contrebasse et l’autre à la batterie ?
Chacun a été conduit à son instrument par quelque chose d’instinctif.  Moi je jouais un peu de piano mais je « sentais » déjà la batterie. Cet instrument était facile pour moi, normal, instinctif. Je ne dis pas que je n’ai pas besoin  de travailler mais on peut presque parler de l’ordre de l’acquis.
Quant à François, il jouait de la guitare et puis la contrebasse lui a fait vraiment envie. Il le dirait mieux que moi. Je sais qu’il a eu un choc quand on est allé voir le trio de Oscar Peterson à la salle Pleyel. À partir de ce jour-là,  il a vraiment voulu être contrebassiste mais il était  trop jeune. Alors il a acheté une basse électrique et il a commencé la contrebasse vers 19 ou 20 ans. Assez tard finalement,  lui comme moi, mais c’était inévitable.

Nous sommes un peu intrigués par la gémellité. Crée-t-elle une spécificité dans votre formation?
Sans doute mais je le sais surtout parce qu’on me le dit. Je le ressens aussi, c’est ancré en moi. Mais nous ne jouons pas toujours ensemble bien sûr.  Pourtant c’est évidemment très spécifique quand on joue tous les deux parce qu’il y a un passé commun et une identité gémellaire : nous avons vécu et  découvert les choses ensemble.
Est-ce que cette spécificité vous donne une certaine liberté ?
Oui, grâce à notre proximité, François et moi « sentons » très facilement : je sens très bien où il va, il n’y a pas de question, c’est instinctif. Je vais probablement prononcer souvent ce mot « instinctif » parce que c’est comme ça que je le sens, le vois et le vis. Il y a beaucoup d’instinct dans la musique qu’on fait. Mais c’est vrai aussi avec les autres musiciens et pas seulement entre nous deux, même si nous l’avons  probablement beaucoup développé ensemble.

Vous bousculez la conception courante de la rythmique. Alors que l’Atlantique vous sépare, comment travaillez-vous ? Les compositions sont les vôtres (sauf le morceau d’Ornette Coleman). Comment composez-vous ? Ensemble ?
À une époque où nous n’avions pas de formation ensemble on jouait avec beaucoup de musiciens et François est parti aux États-Unis : ce fut un tournant. Nous avons ressenti le besoin d’élargir le champ, d’avoir plus d’expériences l’un sans l’autre. Nous étions considérés comme  « la rythmique des frères Moutin » et nous avons voulu casser cette image. Et quatre ou cinq ans après, chacun a pu continuer avec la certitude qu’il pouvait exister sans l’autre. Notre  gémellité a été valorisée.
Le fait de vivre à 8 000 km n’est plus techniquement un problème aujourd’hui. Des avions, il y en a tout le temps et c’est très simple. Les communications à distance permettent de travailler presque comme si  on était dans la pièce d’à côté. Enfin, aujourd’hui c’est simple, mais en 1995 ça l’était moins. 

 
Vous composez ensemble ?
À la base, chacun compose de son côté mais il y a toujours un échange. Quand je compose un morceau et qu’il est en cours d’élaboration, je le joue à François ou je lui envoie la partition. Il réagit alors dessus et l’inverse est vrai aussi. Mais il est arrivé qu’on compose complètement ensemble.
Le fait qu’un vive aux États-Unis et l’autre en Europe n’est pas un problème, au contraire. En effet, nos groupes tournent sur les deux continents. On ne peut pas dire que le public américain soit vraiment différent du public européen mais plutôt que chaque concert est une nouvelle aventure. Mais c’est  un rêve pour nous, musiciens de jazz. Qui dit musicien de jazz, dit États-Unis parce que cette musique est née dans un contexte particulier aux États-Unis. Aujourd’hui beaucoup de musiciens européens travaillent avec des musiciens américains.
Cependant, ce qui est un peu unique dans notre démarche, c’est de faire tourner régulièrement aux États-Unis une formation de musiciens européens. Nous sommes très fiers de l’avoir amorcé et de continuer à le faire.

Vous avez donné le nom de Factory à votre formation. Bien sûr nous pensons tous à Andy Warhol. Pouvez-vous préciser cette référence ?
La référence est un peu lointaine avec l’idée de créativité collective. François et moi créons tous les morceaux et nous dirigeons la formation, notre rythmique influence beaucoup la musique mais comme ce sont des musiques dans lesquelles on improvise beaucoup, la liberté et l’apport de chacun des musiciens sont essentiels.
Pourtant, ce n’est pas vraiment comme la Factory d’Andy Warhol parce que le côté avant-gardiste n’est pas aussi marqué.

Pourquoi avoir réuni ces trois musiciens, Thomas Ehnco, Manu Codjia et Christophe Monniot autour de vous deux ? Pouvez-vous nous parler de chacun d’eux ?
Ce sont des rencontres, des envies, à l’intuition.  J’adorais depuis longtemps la musique de Manu Codjia et on s’est croisé lors d’un concert où nous jouions avec  Henri Texier. Puis lorsque nous étions en résidence à l’Opéra de Lyon, François et moi, nous avons appelé Manu Codjia et tout s’est extraordinairement bien passé. C’est une chance pour nous. Nous voulions ajouter un son de guitare mais pas n’importe lequel. La palette, la richesse dans le son, une approche comme la sienne sont rares. Il est un musicien tellement musicien, il ne fait jamais autre chose que de la musique, il ne fait pas de la performance.
Thomas Ehnco, nous l’avons rencontré parce qu’il était candidat au concours Martial Solal et nous avons eu l’occasion de jouer avec lui puisque nous accompagnions les candidats. Quand il a joué, au moment où on a improvisé, il s’est passé un déclic et François et moi nous sommes dit : «  Il est vif, il a envie de s’amuser avec la musique, il parle, il dit des choses, il n’est pas seulement un virtuose. »
Je connais Christophe Monniot depuis beaucoup plus longtemps, depuis les années 1990. Chaque fois que j’ai joué avec lui j’ai ressenti une espèce de choc parce qu’il a un grain de folie et qu’il connaît toute la tradition du jazz.
Nous avons commencé à écouter du jazz avec du « vieux jazz », celui des années 1920-1930, Louis Armstrong, Duke Ellington ; puis on l’a découvert chronologiquement jusqu’à la période actuelle quand nous étions ados. J’aime jouer avec des musiciens qui n’ont pas commencé par le be bop, qui connaissent le jazz d’avant, qui ont une palette de la musique qui ne se résume pas au jazz. C’est le cas de Christophe Monniot et il est un créatif dans l’âme.
Pour nous, l’évidence que cette équipe allait fonctionner a été immédiate. Une équipe de musiciens solidaires qui ont envie de jouer ensemble. Il en surgit d’emblée un son magnifique.

Pensez-vous qu’à l’instar de Daniel Humair, Art Blakey ou Betty Carter vous jouez un rôle à l’égard de la jeune génération ?
Ce serait prétentieux, je pense que nous nous nourrissons de la nouvelle génération comme elle se nourrit de notre musique. Nous avons embauché Baptiste Trotignon quand il était jeune mais ce n’est pas grâce à nous qu’il a fait sa carrière, c’est grâce à son talent. D’ailleurs quand je joue avec Solal ou Texier c’est moi le jeune.
J’ai beaucoup appris en jouant avec Martial Solal, mais ce n’est pas une question de génération, c’est parce qu’il est un génie.

Vous avez joué avec des pianistes exceptionnels, avec des personnalités originales et fortes : Machado, Solal, Pilc. Peut-on penser qu’il y aun fil qui vous conduit vers des pianistes ?
Mais oui, nous avons remarqué. La rythmique Moutin avec Martial Solal fonctionne très bien parce qu’il joue de manière très ouverte, avec une culture très large. Avec Solal, il est indispensable d’avoir des réflexes et  une rythmique soudée.
Pourquoi beaucoup de pianistes ? Je ne sais pas. Dans nos groupes nous avons toujours intégré un pianiste. On a envie d’entendre du piano.
Le piano est un instrument harmonique. Il a été créé pour imiter les orchestres. Je compose au piano parce que c’est simple, on voit tout, on peut jouer toutes les harmoniques et il y a une rythmique qui est là puisque le piano est aussi une percussion. Quel est le musicien de jazz qui n’a jamais joué avec un pianiste ? Mais il est vrai que nous avons joué avec beaucoup de pianistes : Jean-MarieMachado, Manuel Rochaman, Tigran Hamasyan, Antoine Hervé, Pierre de Betheman et bien sûr Martial Solal.


Lucky People  est le titre de votre album, - un beau titre -, éponyme du premier morceau. Pourquoi Lucky People ? Sun Ra parle aussi de bonheur.
Il est une chose  très étonnante : la musique est complètement abstraite, faite avec des sons et l’être humain y est sensible et il y accroche des sentiments. Quand on se plonge dans la musique, quand on la laisse nous envahir, on décroche des soucis, on se laisse embarquer dans quelque chose de plus universel et de plus central. Donc vers une forme de bonheur quand on l’écoute et quand on la pratique, n’en parlons pas. Je sais que quand je fais un concert, un rapport s’établit avec le public. Le but est que, collectivement, on s’échappe, on parte, on soit transporté dans une espèce de transe joyeuse - ou triste par moment-, dans l’émotion. Alors on s’approche un peu du bonheur.
Le spectateur ressent des émotions et  celui qui donne la musique qu’en est-il pour lui ?
Plus encore et c’est pour ça que j’ai choisi ce métier, ça devient presque addictif. On peut jouer de la musique tout seul tout seul chez soi où il y a déjà un peu de ça mais alors quand en plus on le fait pour des gens qui sont là dans une salle, qui écoutent et qui renvoient une énergie -je sais pas de quelle nature elle est mais on la sent-  ça apporte à la concentration, on est là dans une chose dont on sait qu’elle est éphémère, captée, écoutée par les autres, alors on reçoit une énergie et il se passe quelque chose d’un peu mystérieux. Quand je joue, j’ai envie de trouver cet état, une espèce de transe où on déconnecte de tout sauf de l’instant de musique. On est là, dans les sons, dans la beauté des sons, dans ce qu’ils disent et expriment, dans l’histoire qu’ils racontent. C’est absolument addictif, je pourrais plus m’en passer. J’en nourris ma vie et j’espère que ça nourrit la vie des gens qui écoutent.

Diriez-vous que votre musique est à la fois très énergique et très délicate, poétique. Quel est le secret de cette alchimie ?
C’est ce que je souhaite : l’énergie de la vie, la délicatesse des choses et la poésie. Il faut trouver le moyen de les laisser venir.  Il ne faut pas les forcer ni les chercher mais c’est là. Si on pouvait dire qu’il y a un secret ce serait ne pas le vouloir, juste le laisser venir. Alors cette énergie, cette poésie vous tombent dessus. Nous les musiciens avons l’impression de les transmettre, qu’elles sont  là comme un fluide qui coule à travers nous.

Lorsque vous étiez venus à Souillac en 1990, avec Jean-Marie Machado, vous aviez joué au Palais des Congrès. Cette année, si le ciel est avec nous, vous jouerez en plein air avec pour toile de fond les coupoles de l’abbaye romane. Est-ce qu’un lieu vous influence ?
Oui, j’ai regardé et le cadre est magnifique. Jouer dans un beau cadre influence évidemment. Le public y est sensible et renvoie une énergie déjà teintée par ce décor. Un concert, c’est la musique plus l’esprit qui est là plus la beauté et l’atmosphère, il n’y a pas que les notes.

 Propos recueillis et transcrits par Marie-Françoise, le 11 juillet 2015. photo : Ursula K