10 juillet 2013

Le principe c’est d’être dans la musique - entretien avec Olivier Taïeb




Avec Jazzmix in New York, c’était la première fois que vous faisiez quelque chose autour des lieux du jazz?
C’est une première à plusieurs titres puisque les concerts de New York sont mes premières réalisations de concerts de jazz. Par contre j’avais fait auparavant un portrait de 26 minutes de Faton Cahen, qui était notamment le pianiste du groupe Magma et qui m’a initié au jazz. Ça c’était ma première approche du jazz. Jazzmix est né de la rencontre entre le producteur Amos Rosenberg et Reza Ackbaraly le diffuseur de Mezzo. Ils souhaitaient créer un festival itinérant qui capterait l’avant-garde du jazz d’une cité. Le premier festival a été créé à New York. Je travaillais auparavant beaucoup avec Amos Rosenberg. On a fait un concert d’essai à Paris et on a décidé ensuite de faire Jazzmix. C’était une sorte d’exploit car on a tourné en huit jours dans huit clubs, huit genres de jazz différents. C’était un beau pari, une belle aventure car ce n’était pas gagné d’avance. Un an après, et c’est une première mondiale, est sorti un coffret, un Blue Ray, où il y a 469 minutes de jazz. Les huit concerts sont dans ce Blue Ray qui a été nominé aux Grammy Awards. Mon producteur voulait faire une projection de lancement et m’a demandé de mettre des extraits musicaux. Je ne sais pas ce qui m’a pris mais je suis parti à New York où j’ai tourné des images supplémentaires et j’en ai fait un film. Jazzmix est né comme ça.

Vous avez ensuite poursuivi l’aventure puisque vous venez de réaliser un film autour du jazz en Israël?
Il y a eu d’abord Jazzmix in Istanbul en 2010 et, en 2012, Jazzmix in Israel. C’est le concept de festival itinérant. On va dans une ville et on filme l’avant-garde du jazz dans cette ville. Il y a aussi la notion de salles. Ça va du petit club, très modeste, au club très prestigieux ou à la grande salle. Avec une configuration de base, il faut qu’on puisse s’adapter à plusieurs situations. En termes de groupes, ça peut aller du trio au Big Band. C’est une difficulté à gérer.

Lorsqu’on filme un groupe comme vous le faites, j’imagine que ça nécessite auparavant de l’avoir écouté et réécouté pour savoir dans quelle configuration on va filmer.
Non. Pas du tout. C’est là la spécificité de nos concerts et de nos réalisations. J’en suis très fier. Il n’y a pas de répétition, juste une petite balance. On a beau écouter sur internet, acheter les CD ou quoi que ce soit, sur scène c’est radicalement différent. Des fois même, ce sont des premières. Donc on est dans la même position que les jazzmen, on est dans l’improvisation. C’est la force du truc. On prend beaucoup de risques et ça implique d’avoir de très bons cadreurs. Moi, j’ai besoin d’avoir de très bons cadreurs qui puissent exécuter les ordres très très vite. D’ailleurs filmer autrement ne m’intéresse pas. Je préfère être sur la corde raide, gérer ce qui se passe sur scène et comprendre très vite ce qui se passe musicalement pour devancer et placer mes caméras au bon endroit. Le principe de Jazzmix c’est d’être dans la musique. Si vous regardez tous les Jazzmix, il n’y a pas d’effet, pas de décadrage. Tout doit être à la hauteur des musiciens. Tout doit être très propre. On ne peut pas perdre la notion musicale. Quand on fait des effets, on n’est plus dans le jeu, on est dans autre chose, on est dans l’image. Alors que là, la base c’est la musique.

Et le son? 
On a un très bon ingénieur du son qui s’appelle Martin Descombels. Il sonorise les concerts. C’est un véritable exploit car des fois on est dans des salles où il n’y a rien. Donc c’est à lui de tout faire. Il faut aussi capter l’ambiance des salles. Il y a des ambiances qu’il faut sentir et restituer. Et chaque scène est différente. Le principe de Jazzmix c’est de montrer par de petites images où se déroule le concert. Chaque salle a son ADN parce qu’elle est placée dans un quartier précis, avec un public différent. J’essaie de repositionner la salle de concert là où elle se situe dans la ville.

Si vous votre démarche est dans l’improvisation, quelle est la place du montage? 
Pour les concerts, j’ai eu quatre monteurs. L’idée c’est d’être là où ça se passe, là où l’action se passe, là où la musique se déroule. Si on a capté le coup de cymbale, c’est le coup de cymbale qui va m’intéresser. C’est d’être dans la musique. Là aussi, pas d’effets, très peu de fondus. Il n’y a qu’un concert où il y a des fondus parce que c’était un concert qui permettait de le faire. Et puis le monteur l’a fait très bien et à bon escient. Il faut être le plus précis possible et saisir la part de dialogue qu’ont les musiciens entre eux. Il faut aussi saisir la joie et le plaisir que les musiciens ont à être sur scène. Donc les regards, les sourires, les moments où ils se surprennent, les moments où ils se soutiennent quand il y a un solo. Il s’agit de tout capter mais en étant très rigoureux et très précis. Je n’accepte pas qu’il y ait un petit mouvement de caméra qui ne soit pas assumé. On doit assumer tous les mouvements et tout ce qui est à l’écran est assumé.

Ça suppose alors de se demander qu’est-ce que verrait un spectateur?
Exactement. Mon principe c’est d’être comme si le spectateur est dans la salle, dans le club. Il y a de bons concerts filmés avec des mouvements de grue, des travellings, mais c’est de la mise en images d’un concert. Moi, c’est l’inverse. Je ne cherche pas à faire de la mise en images mais une immersion dans le concert. Je suis un adepte du détail. Saisir un doigt sur une contrebasse et voir comment les cordes vont réagir ou le coup d’une baguette, c’est ça qui m’intéresse. C’est le microcosme et le macrocosme.

Les salles, les clubs, les formations ont accepté facilement?
D'abord il y a une sélection du programmateur de la chaîne Mezzo qui n’est pas de mon fait. Moi je fais avec ce qu’on me donne et des fois il y a des surprises. Par exemple pour le concert de Jason Lindner, lorsqu’on est arrivé pour s’installer, le club était en travaux. Il y avait des gravats partout et la balance s’est faite dans les gravats. Et le soir, avant le concert, tout a été rangé et on a le résultat qu’on a. La sélection, c’est le programmateur. Après c’est le travail du producteur qui va négocier avec les agents et les groupes pour que le concert ait lieu et qu’on ait l’autorisation de filmer.

Les gens qui ont été filmés ont vu les films? Et quelles ont été leurs réactions? 
Oui, ils les ont vus. Généralement ils sont très contents. On leur donne les concerts filmés pour la plupart et ils en font ce qu’ils veulent mais, bizarrement, peu les ont mis en ligne sur leurs sites. Et on trouve encore des vidéos tournées au téléphone portable! Quoi qu’il en soit, on n’a eu aucun retour de concerts filmés mécontent. En Israël, ça a même été dithyrambique. On a d’ailleurs eu deux T dans Télérama ce qui est très rare et c’est une grande fierté.

Quelle salle à New York vous conseilleriez?
Il y en a une que j’adore, c’est le Zinc Bar. C’est la salle où il y a le Big Band de Jason Lindner. En fait, ça dépend des soirs. Des fois il y a du monde, des fois il n’y a pas de monde. Mais c’est une salle avec un très beau bar. C’est un endroit très convivial. C’est une salle qui bouge, qui participe. D’ailleurs dans le film du concert, à la fin, les gens dansent. Il y aussi le Jazz Gallery. Ça se passe dans une galerie d’art. C’est très particulier. Sinon il y a le Poisson Rouge qui est une superbe salle avec des programmations vraiment superbes. Après il y a des salles dans lesquelles on a tourné et qui n’étaient pas spécialisées dans le Jazz. Sinon, je conseille aussi le Nublu à New York. C’est une salle tenue par Ilhan Ersahin. Cette salle est géniale parce qu’il y a toujours un concert, un set de DJ. Je crois que c’est une salle qui ne ferme pas. Et ce qui est génial c’est que, tard dans la nuit, les musiciens viennent faire le bœuf.

Pour les concerts que vous avez filmés, que ce soit à New York, à Istanbul ou en Israël, est-ce que c’était des musiciens que vous connaissiez auparavant?
Pour la plupart c’était des découvertes.

D’où l’idée que c’était encore plus improvisé alors?
Quand on me donne le dossier, je vais voir, je vais écouter. Ce n’est pas à cent pour cent des découvertes mais quand on arrive dans la salle, ce n’est jamais un disque que j’ai écouté. Des fois c’est radicalement différent. Je ne me fie plus à ce que j’écoute avant. Même si je continue à écouter avant pour me faire une petite idée, pour voir s’il n’y a pas de surprises. Mais, généralement, il y a des surprises. Au Babylon, il y a eu un rappeur qui n’était pas prévu. Il y a toujours des choses comme ça. Par exemple, le pianiste se lève et se met à taper sur le piano. Nous, on essaie de ne pas se faire battre. Car ça va très vite. Pour le film, le but c’est de prendre le meilleur musicalement et le meilleur à l’image. Des fois, vous loupez un morceau car il y a des salles difficiles. Il faut s’installer. Le plus important, c’est commencer, c’est le placement des caméras. Une des spécificités de mes réalisations, c’est que chaque caméra travaille. Il n’y a pas de caméra qu’on laisse au fond en sécurité. Donc chaque caméra doit pouvoir faire aussi bien du plan large, du plan moyen, du plan serré, voire du très gros plan. Il faut croiser toujours les axes. Il y a beaucoup de concerts où on ne veut pas prendre de risques, où on laisse toujours une caméra sur un musicien. Là non.

Qui décide qu’à tel moment telle caméra fait un plan moyen ou un plan large?
C’est moi. Je suis en régie avec un écran partagé avec toutes les caméras et je donne des ordres. 

A l’issue d’un concert, vous devez être lessivé? 
Je suis lessivé, les cadreurs sont lessivés. Moi, je n’ai plus de voix, parce que je crie, je saute, je fais des bonds, je suis en état de transe presque. Parce que je suis plongé dans la musique. Avant de faire de la réalisation de concerts, j’ai été pendant des années cadreur de concerts. On me confiait souvent la caméra sur scène. Généralement, c’est le plus calme, le plus précis, le plus artistique qui est sur la scène. C’est lui qui va chercher des plans par en-dessous, différentes profondeurs de champ. Il doit pouvoir décrypter des ordres très rapidement. C’est un travail épuisant. Généralement, mes deux meilleurs cadreurs sont sur scène et en face. Le cadreur qui est en face, c’est mon pompier. Il devance mes ordres. Il passe très vite du plan serré au plan très large. Il va chercher à droite et à gauche. C’est lui qui va assurer la continuité du concert. Et moi, je tape sur la table, je donne des ordres et si je suis dans cet état là c’est que le concert est bon. Le dernier concert de Jazzmix in New York, on ne voulait pas le faire et ça a été un des plus beaux du film. Ça a été le meilleur concert de l’année aux Etats-Unis. Et là, j’étais carrément en transe. Et ça se voit dans la réalisation. Ça va très très vite et en même temps j’ai dû ralentir la réalisation tellement ça allait vite. Les cadreurs ont atteint un summum pour certains.

En ayant cette expérience récurrente de filmer des concerts est-ce que aujourd’hui vous arrivez à voir un concert sans penser à l’image?Sans penser à la manière dont vous le filmeriez ou vous prendriez une photo?
Il y a toujours un moment où je me dis que je mettrais la caméra ici. Mais ça va même plus loin car même en écoutant un disque, je pense à la manière dont je réaliserais le concert. Il faut dire aussi que je me suis inspiré des concerts des années 1950, 1960 et 1970. Pas ce qui a été fait dernièrement. Donc j’ai regardé comment on a tourné Coltrane, Miles, Stan Getz. Quand on voit une bonne réalisation à un moment donné, c’est qu’on ne sait plus combien il y a de caméras et où elles sont. Quand je revois mes concerts, je n’arrive pas moi-même à comprendre comment cette caméra a fait ça. Et comment ça se fait qu’elle ait fait ça tout de suite après. J’ai oublié le processus parce que je suis dans un état fort. Dans les concerts filmés des années 1950, avec ces très grosses caméras, à un moment donné je ne comprenais plus où étaient les caméras. Ça va très vite et là c’est un bon signe. C’est vivant, c’est rapide et on est dans la musique. Il y a de très bons concerts mais où on voit toujours le premier plan sur le pianiste, toujours le même plan sur le machin et après on s’arrange on montage mais c’est trop sécurisé. Pour moi, la prise de risque fait partie de la réalisation. C’est vraiment un parti pris. C’est pour ça que j’ai besoin de très bons cadreurs.

L’équipe avec laquelle vous avez travaillé pour Jazzmix in New York, c’était la même équipe que pour Istanbul et Tel Aviv?
Il y a une équipe de base. Après on travaille toujours avec des cadreurs locaux. A New York, j’ai eu deux cadreurs exceptionnels, Grégory Brault et Frédéric Menou. Et il y a toujours un garçon qui s’appelle Tristan Lagorce. Très jeune et d’entrée, il a pris la direction technique des concerts. C’est lui qui a installé tout. C’est lui qui a fait les câblages. Je lui donne les places des caméras et il s’occupe de tout. Il monte ma régie. Et c’est un très très bon cadreur. Lui, il est de toutes les aventures. Après, il y a Martin Descombels au son. A New York et Istanbul, il y avait Thierry Desjours en directeur de production et Aurélie Nicole, en assitante, qui a avec un talent dingue. Avec Martin, on arrive toujours quelques jours avant pour faire du repérage des clubs. Voir la salle, voir s’il y a des problèmes. L’équipe arrive ensuite et tourne. Il y a ensuite Amos Rosenberg, le producteur et après il y a aussi Ugo Tsvetoukhin qui vient de plus en plus sur les concerts. C’est une équipe très soudée, avec une bonne ambiance. Le plus important c’est le premier concert. Parce qu’il donne le ton. Ce concert est capital. Et puis il y a un assistant qui travaille la nuit et qui fait les back up. C’était Nicolas Kustawka Justman à New York et sur les autres Daniel Goriounov. C’est un travail super important dans lequel il faut être vachement méthodique.

Comment se fait le montage? 
Il y a un monteur qui récupère les montages et fait une première version. Ensuite, moi je passe derrière. Je travaille avec le même monteur Julien Roland qui me connait parfaitement. Donc maintenant ça va très vite. Et puis on réétalonne tout le concert. Ça se passe toujours chez le même étalonneur, Christophe Boula. Et après, j’ai une troisième phase de travail où je recadre les plans, pratiquement tous. Parce qu’il y a des histoires de proportions. Je n’aime pas qu’il y ait trop d’air à droite ou à gauche, en haut, en bas. Je ne l’ai pas fait pour New York. Mais à partir d’Istanbul, je les ai refais sur tous les concerts pour qu’il y ait une unité dans le concert.

Pour un même concert, est-ce que vous voyez des concerts différents à chaque étape de la fabrication d’un film?
Oui, mais j’ai peu de surprise au final. A la fin d’un concert, on sait si c’est un bon concert ou non. C’est très évanescent mais on le sait. J’ai des souvenirs évanescents après le tournage et c’est au montage qu’on découvre plus le concert. C’est là où on voit s’il y a des problèmes. Ils peuvent arriver parce qu’on est dans l’excitation. Et puis il faut gérer la lumière. Il y a des concerts où on ne gère pas la lumière. Et là, c’est la catastrophe. Le pire ennemi, c’est le type qui nous fait la lumière. Quand on a fait Omar Sosa en Afrique, sur le dernier morceau il est en sueur, après deux heures et demi. Il est en transe, dans un super délire et, à l’image, il est tout vert. C’est Hulk et j’ai dû tout jeter.


Gilles